Des bibliothécaires nus, des bibliothèques dépouillées…

DES BIBLIOTHÉCAIRES NUS, DES BIBLIOTHÈQUES DÉPOUILLÉES

Ces derniers jours, deux informations, l’une anodine et plaisante, l’autre préoccupante mais connue depuis longtemps, ont attiré mon attention. Disons plutôt que c’est la rencontre de ces deux informations qui m’a fait réfléchir…

La première, c’est cette amusante initiative des élèves-conservateurs de l’ENSSIB, qui pour faire connaître leur métier, ont décidé de poser nus, dans des situations professionnelles. La photo diffusée sur les réseaux ou dans la presse voit un jeune homme dans le plus simple appareil, de trois-quarts dos, en train de ranger un livre sur un rayonnage. On peut imaginer que les onze autres photos sont du même acabit.

La seconde est beaucoup plus triste pour les bibliothécaires qui, comme moi, ont été élevés dans le culte du modèle britannique comme exemple indépassable de la lecture publique. Il s’agit de la désolante litanie des fermetures de centaines de bibliothèques en Grande-Bretagne, 343 en cinq ans et encore 111 prévue cette année, et de la déprofessionnalisation du métier dans ce pays, où les bibliothécaires, formés dans les meilleures écoles de bibliothéconomie, ont représenté l’élite de la profession. On voit désormais les bibliothécaires remplacés, par milliers, par des bénévoles. Le nombre des premiers est passé, en six ans de 31 000 à 24 000. Celui des bénévoles a doublé.

Pourtant, l’activité d’un conservateur, directeur d’une bibliothèque publique est un métier technique, complet et exigeant. Comme l’écrit Christelle Di Pietro, directrice des bibliothèques de la Ville de Rouen, « mon métier, c’est d’accueillir des dizaines de milliers de personnes tous les ans pour les distraire, les cultiver, les former, les aider à grandir et à faire leurs devoirs, leur permettre de rencontrer et d’échanger avec des grands auteurs, des sociologues, des chercheurs, de flâner, de découvrir, de venir jouer à des jeux vidéo ou de faire de la musique au piano. Mon métier, c’est d’animer une équipe de 90 personnes, de promouvoir leurs carrières, d’assurer leur sécurité au travail, de leur permettre de se former, d’assouvir leurs aspirations professionnelles et de s’épanouir dans une activité d’utilité publique et citoyenne. Mon métier, c’est de convaincre mes élus que j’ai besoin de budgets pour investir dans le numérique, pour acquérir des œuvres patrimoniales d’exception et les partager, monter des marchés de numérisation pour sauvegarder le patrimoine de ma collectivité ; c’est de travailler avec tous mes homologues directeurs de services pour maintenir les structures en bon état… Et j’oublie plein d’autres choses que je fais dans mon métier.

Aussi, lorsque la patrie des bibliothèques publiques subit de plein fouet une véritable dévastation, dont les effets se font sentir aussi en Amérique du Nord, autre havre de la lecture publique, en Europe continentale, en France-même, on peut se demander, au-delà du sourire que fait naître la photo d’un bibliothécaire montrant son anatomie, tel un rugbyman du Racing ou un mannequin opposé au port de la fourrure, « pour promouvoir son métier ainsi que les bibliothèques et leurs activités sur un mode décalé et ludique et pour en dépoussiérer l’image », si ce message aura la portée espérée…

Ne serait-il pas porteur d’une vision quelque peu limitée d’un métier où le rangement des livres resterait la marque de fabrique des bibliothécaires et où les atouts des professionnels de tout genre ne seraient que ceux de leurs courbes ?

//Jean-Pierre Sakoun

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